… Aime écrire sur un Grand Chef pour un grand média… Alexandre Couillon – Apicius #19
L’été dernier, il m’a été demandé d’écrire un article sur Alexandre… 2000 mots. Et mes photos en illustrations.
25 août 2012. Restaurant la Marine… Rapidement dessiner la toile…
Traverser les marais vendéens en direction de l’Ouest. Tenter le passage du Gois entre deux submersions. Remonter l’île vers le port de l’Herbaudière. Et finalement fouler le chemin de mosaïques noires pour rejoindre une salle habilement inspirée par la féérie du magicien d’Oz et l’extrême élégance des meilleurs designers. Tout est pensé avec discrétion et imaginé avec douceur. Une décoration en noir et blanc où la chaleur est amenée par les matières, et les bleus du ciel et de la mer. Un noir et blanc qui laisse aux assiettes le plaisir de coloriser le moment. Un jour à l’Herbaudière.
Avant tout.
Parce que ses parents, vendéens, sont partis chercher meilleure fortune en Afrique, Alexandre Couillon nait à Dakar en 1975. Mais à l’âge de 6 ans, la vie le ramène, ainsi que son frère et sa mère, à Noirmoutier. Son père, marin-mécano, continue à assurer le présent en Afrique tout en préparant le futur sous la forme d’un bar posé sur le port de l’Herbaudière, « La Marine ».
Adolescent, Alexandre est un écolier turbulent ; il doit choisir entre « marin-patate » et l’école hôtelière de l’île. Sans vocation, il ira se frotter à ses premières casseroles et se glissera finalement avec plaisir dans un monde où la rigueur et le travail sont les fondations de la réussite. Il y rencontre également Céline alors étudiante en cuisine.
Rapidement, l’incohérence entre le discours de rigueur et le comportement de ceux qui le lui enseignent, l’incite à bifurquer pour rejoindre le compagnonnage et se lancer dans un tour de France. Mais Alexandre n’oublie pas déjà de retenir des leçons, et de réaliser qu’il ne pourra s’épanouir qu’auprès de Chefs qu’il respecte profondément.
Tandis que ses parents font grandir « La Marine », table traditionnelle à la cuisine de femme et à la décoration faite du brillant des cuivres d’accastillage et du chaleureux de vieux bois, Alexandre avance de maison en maison.
1993. La Colonnade. Chef Michel Fornareso (La Baule). Ici aussi, c’est la tradition qui prime. Mais derrière cette tradition se cache un Chef-Parrain ouvert sur le monde et sur les autres. Pendant qu’il lui apprend les produits et l’artisanat de la cuisine, M. Fornareso lui parle des Chefs d’ici et d’ailleurs pour imprimer en Alexandre une curiosité insatiable et une envie constructrice de surveiller, depuis son île, ce qui se passe au loin.
D’autres maisons s’égrènent dont certaines font vivre l’expérience de Chefs sans passion ni implication. De cela, encore apprendre. Et Alexandre se construit en décidant ce qu’il veut être mais aussi ce qu’il ne veut pas être.
1995. Le Bretagne. Chef George Paineau (Questembert – 2 étoiles)… Alexandre raconte Monsieur Paineau, et son épouse, avec une voix changée et une autre lumière dans les yeux. Parce que Monsieur Paineau était d’une autre dimension. Formé à l’école des Beaux-Arts, il fut avant-gardiste avant l’heure. Dans son comportement. Dans son approche. Dans son look et dans ses assiettes. Alexandre raconte encore : la veste de cuisinier bleue et signée Daniel Hechter, les peintures, l’extravagance et les couleurs. Alexandre raconte toujours, sans réaliser que le mot Artisan vient de laisser sa place au mot Art.
1998. Les prés d’Eugénie. Chef Michel Guérard et Olivier Brulard (Eugénie les bains – 3 étoiles)… Alexandre raconte sans tarir et avec vivacité. Raconter comment, en regardant ce Chef étrangement penché sur son passe, il comprit ce que signifiait « coucher de l’Amour dans ses assiettes ». Et raconter surtout cette première rencontre avec la très Belle, la très Grande, la Sublime, l’Emotion. Celle qui vient en savourant un plat inattendu. Celle qui éclaire. Celle qui fait le point sur un ensemble bien construit et pourtant encore flou. Celle qui assemble, unifie et donne le sens au passé, au présent et surtout au futur. Sur les valeurs de travail, de rigueur et de respect, sur la beauté de l’artisanat et de l’art, vient se poser la joie de vivre des émotions.
Durant toute cette période, Céline reste à portée de cœur. Mais de son côté, elle avance et se forme. De Noirmoutier aux Landes en passant par l’Angleterre, parfois près, parfois loin, elle apprend. La cuisine, la salle, ce qu’il faut de gestion et l’anglais. Parce que depuis le début, ils savent qu’ils auront un jour leur maison et qu’ils ne sauront la mener à bien sans s’y donner totalement.
La Marine, d’hier à aujourd’hui
1999. Après quelques tempêtes essuyées à la barre de leur restaurant, les parents d’Alexandre décident de s’en séparer… L’ultimatum est posé… Alexandre et Céline ont 22 ans et la conscience qu’il est trop tôt pour eux. Mais ils acceptent et reprennent « La Marine » non sans choisir d’y imprimer une autre direction. Cap sur la haute gastronomie.
Durant sept années, ils cuisinent et servent une « petite gastronomie » sans compter les heures ni le coût des produits. Et dans une période où le doute s’installe et où les retombées tardent à venir, le « Guide Rouge » les remarque enfin. L’étoile méritée est attribuée en 2007.
Ils décident alors que le décor, certes chaleureux et précieux mais néanmoins vieillot et kitsch de « la Marine », n’est plus en adéquation avec le cadre dans lequel ils souhaitent recevoir ; les grands travaux commencent. Passage de la gérance à la propriété. Acquisition complémentaire de la maison d’à côté. Re-conception de la cuisine. Recherche de mobiliers de designers et de matériaux haut de gamme…
Ils ne font pourtant pas table rase du passé. Car Alexandre et Céline refusent de laisser derrière eux la clientèle qui les a construits et de tourner le dos à leur histoire. « La Marine » est rebaptisée ; désormais appelée « la Table d’Elise » en hommage à la Grand-Mère de Céline, elle redevient cette petite maison traditionnelle à l’ambiance bistrot comme l’avait dessinée les parents d’Alexandre en leur temps. Mais désormais, ses assiettes se préparent dans une cuisine confortable qui distribue également le tout nouveau restaurant « La Marine ». De cette cuisine, Alexandre supervise le service de la table bistrot tout en proposant avec aisance sa cuisine créative, empreinte d’avant-gardisme et délicatement servie au restaurant gastronomique.
25 Août 2012. La Marine à ce jour.
L’histoire est contée par Alexandre dans un rythme endiablé. Le décor est planté avec beaucoup de fierté et d’humilité. Je devine quelques tonalités revanchardes, car il est des noms de famille qui sont de l’ordre du défi et qui donnent la rage de prouver au monde qu’on n’est pas si couillon qu’ça. Une rage bénéfique couplée à une créativité et à un style unique qui ont permis au couple de construire une adresse désormais prête à recevoir toute l’attention qui commence maintenant à se porter sur elle.
… J’en suis là de mon texte. Vient maintenant le moment de raconter « La Marine » d’aujourd’hui. Décrire le style Couillon.
Je mis longtemps à y voir clair. Et c’est en cherchant pourquoi je n’arrivais pas à définir ce style que je compris qu’il n’était pas définissable. Parce qu’il est tout et rien en même temps… Parce qu’il ne semble composer que de dualités, d’opposés et de compléments.
Entre un Cœur Vendéen accroché à son île et les réminiscences d’une terre africaine qui reçut les premiers pas d’Alexandre.
Entre une cuisine qui semble innée, instinctive, et une maison où tout est issu d’une mure et longue réflexion.
Entre Céline, calme et sereine, qui donne le tempo au service, et Alexandre, fougueux et vif, qui claque des mains pour appeler l’envoi.
Dans les assiettes aussi, cette dualité transparait. L’attachement profond pour les traditions de la Grande Cuisine Française est présent en des éléments sublimés par les nouveaux courants culinaires qui traversent l’Europe depuis la pointe ibérique jusqu’aux terres nordiques. Le Cœur Vendéen bat dans une trilogie apéritive dédiée à la pomme de terre d’ici tandis que l’Afrique se cache dans les effluves de « fumé » similaires à celles qui flottaient le soir sur le Sénégal quand les tailleurs de statuettes brûlaient les copeaux d’ébène.
Mais ces dualités s’emboitent telles les pièces d’un puzzle pour former un univers complet où l’équilibre règne en maître et réconforte. Un équilibre signature d’une cuisine remarquablement balancée entre la finesse des goûts, le caractère des saveurs, des cuissons parfaites et des textures qui taquinent.
Alexandre profite avidement d’un terroir de jeu culinaire de grande qualité avec, à quelques pas de « La Marine », une criée préservée où Alexandre choisit quotidiennement les poissons et crustacés qu’il glissera dans des compositions souvent un peu drôles et toujours pertinentes. Côté terre, ce sont les pommes de terre délicates, la mogette de Vendée, le canard de Challans ou le fenouil sauvage. Et entre cette terre et cette mer généreuses, le minéral précieux : la Fleur de Sel de Noirmoutier qui vient mettre le « grain final » à un style précis et épuré.
Quand vous réussissez à ralentir Alexandre le temps d’une réflexion sur le pourquoi, c’est l’Humain qui finalement justifie.
… Pour Emma qui, du haut de ses 9 ans, sait reconnaître les poissons, prend soin des plantes aromatiques du jardin et joue à photographier les plats qu’elle crée pour Papa et Maman… « On ne sait jamais… Nous avons beau lui expliquer la réalité du métier, elle semble piquer. »
… Pour les Anciens qui leur ont fait confiance et les ont formés et soutenus.
… Pour les Jeunes qui leur font confiance et les suivent en cuisine aujourd’hui.
… Pour donner du bonheur aux gourmands qui leur font le cadeau de venir.
… Et pour recevoir en retour le bonheur des rencontres que ses assiettes lui apportent.
Lettre ouverte à Alexandre.
« Alex, la première fois que je suis venue me poser à votre table, je me suis retenue pour ne pas étaler des kilomètres d’émotions sur la toile de mon blog. Et puis, d’ailleurs, il y a un moment où les mots ne suffisent plus… Ton état d’insulaire te garde loin des courants d’influence et t’a permis de te construire porté par les vents et par tes envies… D’ailleurs, non, ce n’est pas l’insularité, c’est plutôt ta grande intelligence. Du bout de la Vendée, tu as su apprendre et prendre avec recul. Et humilité. Tu regardes le monde culinaire à travers la brume qui plane sur les étiers, et sais capter le bon venu d’ailleurs pour le mêler au très bon de ton terroir et de ton histoire.
Remarquablement entouré, tu as la tête bien faite et bien posée sur un corps, debout, qui regarde la mer. Tu avances en tournant le dos au continent, comme un enfant espiègle testant les limites de sa liberté non sans oublier de se retourner de temps en temps pour voir si le continent est toujours là, sécurisant et aimant.
Tu es un Grand parmi les Grands. Et je me laisse aller à écouter les bruits de casserole qui parlent d’un nouveau Bras… Moi, je me contenterai de dire qu’il n’y a qu’une seule table qui a su me tenir comme ça, perchée aux sommets d’émotions, dès la première bouchée jusqu’à la dernière miette de mignardise. Elle est espagnole, tu vois de qui je parle ?… Intelligence. Humilité. Et douceur. Une douceur dans tout. Dans le sable fin et la brise marine. Dans l’atmosphère de ta table. Dans ta cuisine. Au coin du fourneau et dans tes mots. Dans ton ensemble. Un ensemble que tu as construit avec Céline, parce que, aux côtés de beaucoup de Grands, il y a une Reine… Le moment passé avec vous deux a été, lui aussi, merveilleux. Il a porté le point d’orgue à ma conviction que votre maison est un havre de paix et de gourmandise où tout est pensé, cogité, calculé dans un seul but, nous emmener en voyage dans votre Univers et nous faire revenir… Merci à vous deux… Oui, très vite, revenir. »
Les assiettes… Extrait.
Pomme de terre, galet végétal et doré, nourri des sédiments marins et grandi dans les terres sableuses de Noirmoutier.
Trilogie apéritive. En mousseline vaporeuse servie dans un adorable coquetier… En chips – Vous n’aviez jamais mangé de chips avant…
Et dans une crème glacée servie en un cône croustillant et judicieusement sucré. Premier contact avec la cuisine d’Alexandre. Premières émotions d’enfant. Ce baby cône 100% maison et serti de cette perle de gourmandise inattendue, est incroyablement soyeux et régressif. Vous êtes épinglés par le plaisir et la surprise. Surpris par ce plaisir extrême et surpris de tomber dans le vif de l’émotion dès le premier amuse-bouche de « La Marine ».
Truffe de maquereau et café. Afrique.
Le maquereau, poisson au goût fort et imposant, trouve dans la saveur torréfiée du café, une compagne improbable et idéale. Pas une femme-potiche. Pas une « sois-belle-et-tais-toi ». Plutôt une de ses femmes-bras droits qui accompagnent souvent les Grands Hommes… Ou une des ses femmes-maîtresses comme Annie, Sénégalaise et marraine de cœur, qui a porté Alexandre sur son dos pour lui faire aimer la vie.
Huître. Océan.
Les derniers nuages glissent sur l’horizon… Vous ne respirez plus. Souffle coupé par un visuel d’une beauté ensorcelante… La nacre de la perle a quitté cette perle pour venir enrober l’huître devenue brillante, argentée, marbrée d’un noir pétrole et sensuel… La coquille a fondu pour déposer ses teintes de gris sur la chair grasse et charnue… La Belle est posée à l’épicentre d’un jeu d’ondes marines… Non, vous ne respirez plus. Vous regardez et plongez.
Maïs et Lotte. Enfantin.
De l’enfance, le goût pour le maïs grillé croqué du bout des doigts sur le bord des routes africaines. De l’espièglerie, l’envie de l’adosser à un poisson adulte et noble. De l’intelligence, l’insertion de myrtilles pour la note acide et la couleur vive… Et de l’envie de nous ramener dans notre enfance, la discrète présence du pop-corn sous la forme d’une poudre assaisonnée du beurre gourmand et de la fleur du sel de l’île. Voyage dans le temps et dans le plaisir réussi.
Foin. Sensation.
Traduire dans un dessert le bonheur des yeux qui découvrent un alignement inédit de ballots de paille sur une ligne d’horizon embrumée par la fraicheur matinale d’un champ de l’île. Traduire également le bruit de la paille séchée qui craquait sous les pieds du jeune homme à la ferme de ses vacances. Introduire des arômes lactés pour enrober ces sensations dans le plaisir du cotonneux… Et tirer les larmes du visiteur, heureux, emporté dans cette marche en campagne. L’été. A l’aube.
nael marie
27 avril 2013 @ 7:31 pm
et bien!!!!!!!
MARCHETTI
1 mai 2013 @ 4:40 pm
Quel merveilleux article dans un excellent média. C’est grâce à Apicius (lorsque la version française existait!!!) que j’ai pu découvrir la gastronomie Espagnole.En effet, ce concept permet de s’imprégner de la démarche du chef avant d’aller s’installer à sa table. Vous m’avez donné envie de confronter mon niveau d’émotion épicurienne à l’univers de ce couple insulaire.
Au fait, puis je avoir le nom de cette table Espagnole ………?
Merci pour cet instant……hédoniste.
Guy
Stéphanie
1 mai 2013 @ 8:25 pm
La table espagnole, c’est Dacosta… qui résonne en saveurs comme la table d’Alex. Un jour les 2 réunis…
Laurent / A Chicken in the Kitchen
5 mai 2013 @ 10:53 pm
C’est une déclaration pure et belle ! Je vais trainer ma valise fin juin jusqu’à l’île. Hâte de la rencontre.